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La nouvelle peau de la selkie

La nouvelle peau de la selkie

Très loin à l'ouest de ces terres, du côté du bout du monde, il y a une île. Vous l'avez déjà vue dans vos rêves.

*

De longues plages de sable blanc, des criques rocheuses, une mer agitée. En se tenant sur les falaises de son rivage occidental, il arrive qu'on puisse voir Tír na mBan, l'île aux Femmes, bien loin à l'horizon, les jours de très beau temps, ce qui arrive bien rarement dans ce recoin du monde. En général, ici, le vent balaie de son souffle les longs jours d'hiver, et l'été est précieux et éphémère. On dit que c'est dans une grotte inaccessible de cette ile, dans un coin battu par les tempêtes, que réside encore l'Aïeule du Monde et son fidèle compagnon le Corbeau rusé - mais je n'ai jamais rencontré quelqu'un qui ait trouvé son antre, bien que nombreux soient ceux qui l'aient cherché et nombreux soient ceux qui se sont noyés pendant leur quête. Peut-être qu'elle est encore là, remuant la soupe qui contient toutes les graines et toutes les plantes du monde, occupée à tisser la plus belle tapisserie du monde, avec sa frange d'épines d'oursins.

*

Sur les plages de l'île, il y a des phoques. Des phoques comme je n'en ai jamais vu ailleurs, pas des phoques communs ou des phoques gris, mais des selkies. Une fois par mois, le soir de pleine lune, elles peuvent choisir de devenir humaines, et on raconte que ces soirs-là, elles retirent leurs peaux de phoques et dansent sur la plage éclairée par la lune.

*

Sur cette île vivait un pêcheur. C'était un bel homme, aux cheveux d'un noir de jais et aux yeux d'un bleu perçant, à l'allure digne et forte. La plupart des filles du coin rêvaient de l'épouser, mais lui n'en trouvait aucune à son goût. Il était un peu rêveur, voyez-vous. On disait que vu le temps qu'il passait à contempler la mer dès qu'il montait à bord de son bateau, c'était un miracle qu'il parvienne à attraper du poisson. Il était certain que l'amour lui tomberait dessus comme un coup de tonnerre ou le fracas des vagues sur les rochers. Et aucune des filles d'ici ne pouvait lui inspirer les sentiments qu’il connaissait trop bien. Il recherchait quelque chose qu'il ne pouvait pas nommer, quelque chose empli de

mystère.

Par un soir d'insomnie, il décida d'aller se promener pieds nus sur la plage, comme à son habitude. Le ciel était de velours bleu nuit, les étoiles brillaient au-dessus de lui et la pleine lune semblait lui sourire tandis que son regard se perdait dans les vagues. Alors que ses yeux se posaient sur un gros rocher lisse de l'autre côté de la baie, il lui sembla apercevoir du mouvement. Il s'approcha doucement, silencieusement, et vit un petit groupe de femmes qui dansaient dans la mer. Leurs cheveux brillaient comme la lune, leurs peaux scintillaient comme le lait, et leurs corps étaient fins et gracieux. Elles étaient si belles qu'il en resta ébloui, buvant le spectacle pendant qu'elles s'éloignaient du rocher en jouant dans l'eau peu profonde, s'appelant et riant ensemble de leurs voix douces et mélodieuses.

*

Au bout d'un moment, il aperçut une pile de ce qui semblait être des peaux d'animaux entassées sur le rocher.

Glacé jusqu'aux os, et pourtant empli d'une excitation étrange, il se rappela des vieilles légendes sur les selkies.

Il se rappela qu'elles pouvaient se changer en femmes en enlevant leurs peaux. Sans ces peaux, elles resteraient humaines, prisonnières de la terre, incapables de rejoindre leur foyer sous-marin. En les regardant, l'homme fut envahi d'une envie lancinante, et il eut le sentiment qu'enfin, il se trouvait devant le mystère qu'il avait attendu toute sa vie. Ces femmes étaient la vivante incarnation de son amour pour la mer, sa beauté et son mystère, et il devait épouser l'une d'entre elles. Alors, il se glissa doucement vers le rocher et vola une des peaux, la repliant jusqu'à ce qu'elle entre dans la poche de sa veste.

*

Au bout d'un moment, les femmes s'appelèrent et nagèrent ensemble jusqu'au rocher. L'une après l'autre, elles remirent leur peau et se métamorphosèrent en phoque en un clin d'œil, puis plongèrent dans l'eau et disparurent sous les vagues. Toutes sauf une. Elle chercha partout, grimpant sur le rocher et plongeant dans la mer, mais en vain. Voyant sa détresse, l'homme sortit de sa cachette et lui parla:

—J'ai ta peau. Mais je n'ai pas l'intention de te la rendre. Ne veux-tu pas rester avec moi et devenir ma femme?

La femme phoque secoua la tête en reculant, mais doucement, prudemment, comme s'il était en train de dompter un animal sauvage, le jeune pêcheur s'approcha d'elle. Plongeant son regard dans le sien, il la vit changer et s'adoucir. Il murmura:

 

- Donne-moi sept ans. Juste sept ans. Au bout de sept ans, je te rendrai ta peau. C'est toi qui décideras. Si tu veux toujours me quitter dans sept ans, je ne te retiendrai pas. À ce moment-là, l'aube se leva dans le ciel et la lueur de la lune s'estompa. Alors, la femme l'accompagna, sachant que sans sa peau, elle ne pouvait rien faire. Elle n'avait pas le choix. Mais il lui semblait être un beau jeune homme. Fort et bienveillant, malgré le destin qu'il lui avait imposé. Elle lança un dernier regard angoissé en arrière, et adressa un signe d'adieu à ses sœurs dont les têtes sortaient de l'eau, leurs yeux brillants comme des bijoux sombres dans la lumière du petit matin.

 

Le jeune homme était plus heureux que dans ses rêves les plus fous. Quand il s'allongeait près de sa femme le soir, il lui semblait sentir la mer, et quand il écoutait sa respiration, il avait la sensation d'entendre le murmure des vagues. Il était comblé.

Neuf mois après leur mariage, la selkie accoucha d'une fille. Au début, la vie avec son mari et sa fille sembla lui suffire. Elle l'appela Mara, comme la mer. Elle l'emmenait au bord de l'eau et lui apprenait les traditions et les coutumes de la mer, elle lui racontait les histoires de son peuple et les mystères étranges sous les vagues.

L'enfant aimait la mer, mais elle était à moitié humaine, et elle aimait aussi la terre, et ne pouvait pas imaginer y renoncer. Elle était à l'aise dans sa peau, et elle connaissait sa place dans le monde. Mais il faut dire que cela avait été le cas de sa mère, quand elle avait son âge.

La selkie faisait de son mieux pour élever sa fille et prendre soin de son mari, mais avec les années, les choses changèrent. Il partit de la maison de plus en plus souvent pour pêcher ou aller boire au pub avec ses amis, et elle resta seule. Elle prit l'habitude de se glisser hors de la maison la nuit pour tenter d'apercevoir ses sœurs. Mais elles avaient abandonné la plage la nuit où elle avait été enlevée, craignant de subir le même sort. Alors, elle regardait et elle pleurait. Elle perdit tout espoir et devint de plus en plus triste. Sa peau se dessécha, ses yeux et ses cheveux se ternirent. Et quand les sept ans furent écoulés, elle avait fait son choix: même si elle se détestait d'avoir à abandonner sa fille, elle savait qu'il lui fallait rentrer à la maison, pour se retrouver. 

*

Elle demanda à son mari de lui rendre sa peau. Mais il se mit à rire et refusa. Elle était toujours la plus belle femme de l'ile, sa femme. Pourquoi lui rendrait il sa liberté?

La femme phoque devint encore plus triste et plus déprimée. Effrayée à l'idée de la perdre, Mara lui demanda si elle était malade, et sa mère finit par lui avouer qu'elle se mourait d'avoir perdu son foyer sous la mer. Elle se mourait, bien qu'aimant toujours son mari et sa fille plus encore. Elle était échouée dans cet endroit qui ne lui correspondait pas.

Mara craignait le vide obscur qui avait envahi les yeux de sa mère. Alors, elle se mit en quête de la peau de selkie. Elle chercha partout dans la maison, et partout dans les environs, en vain. Elle ne s'arrêtait de chercher que lorsqu'elle était à bout de forces. Et puis, un soir où elle avait encore passé des heures à chercher, tandis que son père était sorti et sa mère endormie, elle finit par se rendre dans le hangar à bateaux. Fatiguée, elle décida de faire une sieste dans le bateau de son père... et c'est là, sous une pile de cordes effilochées et de chiffons graisseux, qu'elle finit par trouver la peau, toujours cachée dans la poche de la vieille veste que le pêcheur avait portée la nuit où il avait enlevé sa mère. Mara tira et la peau tomba par terre en dégageant une odeur de mer, l'odeur de sa mère. Mais quand elle voulut la ramasser, la peau commença à se désintégrer dans ses mains. Elle était vieille et desséchée. Elle n'avait pas servi depuis trop longtemps et ne pourrait plus jamais servir.

*

Mara se précipita à la maison et réveilla sa mère. Les larmes aux yeux, elle la conduisit jusqu'au rivage et lui rendit la veille peau. Elle vit sa mère s'effondrer en pleurant. Elle vit l'espoir et la vie s'éteindre en elle - et alors elle réagit. La portant à moitié, elle déposa sa mère dans la mer, jusqu'à ce que l'eau la recouvre. La selkie, petit à petit, revint à la vie. Mais elle la suivit à la maison avec un regard entièrement vide.

Pendant des semaines, la selkie resta au lit. Son cœur n'était plus qu'un trou noir; personne ne pouvait l'aider et sa vie s'étendait devant elle, sans fin et sans espoir.

Elle ne trouverait plus jamais le chemin de la maison, elle ne trouverait jamais sa place, ni un endroit où elle serait acceptée. Mais Mara refusait que sa mère meure.

Alors, elle se rendit chez la vieille femme sage qui vivait dans un cottage, là-bas en haut de la colline, au-dessus du village. Elle demanda à la vieille Cailleach ce qu'elle pouvait faire pour aider sa mère - si, vraiment, il y avait encore quelque chose à faire.

La vieille femme répondit à Mara: «Ta mère doit se sauver elle-même. Et bien que je connaisse la Voix des mousses et des plantes, et les chemins des animaux à travers les vieux bois, je ne connais pas la Voix de la mer.

 

Mais je connais quelqu'un qui sait, et si ta mère parvient jusqu'à elle, peut-être qu'elle lui dira comment se sauver.»

Alors Mara rentra à la maison et dit à sa mère qu'elle devait trouver l'Aïeule du Monde, qu'on pouvait encore trouver en ces jours anciens, si on avait l'endurance suffisante pour découvrir sa caverne, et le courage suffisant pour se dresser devant elle dans l'obscurité. La femme phoque ne pouvait pas suivre cette quête. Elle était trop fatiguée, trop malade. Le chemin serait trop dur, sans garantie de succès. Mais Mara refusait d'abandonner. Elle plaida et pleura tant et si bien qu'enfin, un matin, la selkie ne put supporter d'entendre le désespoir de sa fille, et elle se leva du lit, enfila des bottes doublées et s'enveloppa dans un manteau épais.

Elle ne prit rien d'autre, car la vieille Cailleach avait bien précisé à Mara que le voyage devait se faire les mains vides, en laissant derrière elle tout ce qui n'était pas vital.

 

La selkie ne savait pas vraiment où aller. Tout ce qu'elle savait, c'était qu'elle trouverait l'Aïeule du Monde quelque part dans les hautes falaises de la côte ouest de l'île. Et c'est ainsi qu'elle se mit en route vers le nord, en se blottissant dans son manteau. Elle marcha sous la pluie le long des plages, affrontant un vent si fort que chaque pas demandait le double d'énergie. Elle escalada des rochers si glissants qu'elle ne cessait de tomber dans l'eau, et avait à peine le courage d'en sortir à nouveau.

Ses bottes étaient froides, trempées et lourdes, mais son cœur était encore plus lourd. La nuit, elle tremblait de froid dans de petites calanques, et s'abritait dans des criques. Elle buvait l'eau des sources glacées et se nourrissait d'algues. C'était dur, et elle était faible. Enfin, par un jour de tempête où le vent, rugissant encore plus fort que d'habitude, réussit à s'emparer de son manteau et à le précipiter dans la mer, elle se jeta à genoux sur la falaise et, posant son front contre le sol, elle se désespéra.

Mais alors qu'elle était agenouillée ainsi, un étrange bruit souterrain fit vibrer son corps. Rejetant sa tête en arrière, elle écouta attentivement. De semblait entendre les bribes d'une chanson portée par le vent, plus bas, quelque part à l'intérieur de la falaise. Et il lui sembla que ce bruit étrange qu'elle entendait ressemblait au bruit que pourrait produire un maitre tisserand actionnant à toute vitesse la pédale de son métier à tisser.

*

Elle se releva, regarda attentivement autour d'elle et inspecta chaque recoin, et elle finit par apercevoir la première marche d'un long escalier taillé dans la falaise, qui semblait descendre jusqu'à la mer. Il était étroit, glissant et dangereux. Elle ferma les yeux, prit une profonde inspiration et doucement, avec précaution, elle commença à descendre. Et au fond, elle trouva la caverne, la grotte de l'Aïeule du Monde. L'Aïeule était assise, tissant un fil fin qui brillait de toutes les couleurs de la création, sur une roue d'un beau bois doré, devant un cadre énorme qui contenait la plus belle tapisserie qui ait jamais été tissée, frangée d'épines d'oursins. L'Aïeule se tourna et regarda la selkie: «Comme ça, tu es venue pour trouver ta peau», lui dit-elle. La femme phoque dut aller puiser au fond de son courage pour se tenir devant elle, relever le menton et arrêter de claquer des dents, en murmurant un oui léger. L'Aïeule lui fit signe de se rapprocher du feu vif qui brûlait au fond de la caverne, sur lequel bouillonnait un énorme chaudron. En s'approchant, il lui sembla que le fumet de la soupe contenait l'odeur de toutes les graines et toutes les plantes et l'essence de tout ce qui vit et prospère dans ce monde. Elle s'assit, et la chaleur revint dans son corps. Elle écouta l'Aïeule du Monde:

"Comme ça, ta vieille peau ne t'allait plus», dit-elle en contemplant le feu et en bougeant la tête comme si elle pouvait voir des images dans les flammes. « C'est souvent le cas, tu sais. J'ai entendu toutes les histoires de selkies qui trouvent leurs vieilles peaux, rentrent à la maison et vivent leur vie dans l'océan comme si rien ne leur était arrivé, comme si elles n'avaient rien appris de tout ça. C'est bien quand c'est le cas, mais cela ne marche pas toujours, et parfois, ça vaut mieux ainsi.»

*

Elle tendit à la selkie un bol empli d'un breuvage infusé chaud et doux. Celle-ci le prit avec gratitude et pendant qu'elle le sirotait, il lui semblait que toute la force et toute la vitalité qu'elle avait perdues se mettaient à couler à nouveau dans ses veines. «Tu as réussi à aller jusqu'ici, ma fille, et c'est bien. Mais tu as encore à faire avant que ce soit fini.»

Et elle dit à la selkie ce qu'il lui faudrait faire.

La selkie repartit après avoir bu son thé, fraîche et forte comme le jour où son mari l'avait trouvée sur la plage.

La mer s'était calmée et elle trouva la barque, la curragh, en bas de la falaise, comme l'Aïeule l'avait dit. Grimpant dedans, elle se mit à ramer en direction de la petite île qui se trouvait un kilomètre au nord et un kilomètre à l'ouest. Elle tira la curragh sur la plage de sable blanc d'une crique calme du côté nord de l'ile, là où se trouvait aussi la grotte que l'Aïeule lui avait dit de chercher. Quand elle entra dans la caverne, elle vit ce qu'elle savait qu'elle trouverait, et, les mains pressées sur sa bouche, il lui fallut toute sa volonté pour ne pas se retourner et se jeter dans la mer pour y mourir de chagrin. Car au centre de la grotte, il y avait les cadavres et les peaux de onze phoques. Pas des phoques ordinaires ou des phoques gris, mais des selkies. Elles avaient été massacrées et tannées, puis abandonnées depuis si longtemps que leur peau s'était désintégrée et qu'il ne restait plus d'elles que des tas d'os, à côté desquels étaient posées des peaux brillant d'un éclat argenté dans la faible lumière de la caverne.

Onze squelettes et onze peaux.

 

La selkie s'approcha, horrifiée et sans espoir, car elle savait, elle savait du fond de son cœur qu'il s'agissait de ses sœurs, elle reconnaissait les marques distinctives sur leurs si belles peaux argentées. Une chasse au phoque, lui avait expliqué l'Aïeule, terminée abruptement par l'arrivée d'une tempête. Les hommes étaient partis en abandonnant les peaux, pensant revenir quand elle se serait calmée. Mais le temps avait passé et ils n'étaient pas revenus, et les os et la peau des selkies reposaient depuis dans cette grotte.

Mais elle avait encore à faire. Elle suivit les indications de l'Aïeule: elle alluma un feu dans la grotte obscure et elle veilla les peaux et les os. À la tombée de la nuit, elle se mit à chanter le chant funèbre antique pour pleurer la mort de sa famille. Personne n'en connaît la langue, désormais: ce n'est pas un langage qu'on écrit d'habitude.

Mais voici quand même les mots qu'elle chanta:

Ionn da, ionn do, Ionn da, od-ar da.

Hi-o-dan dao, hi-o-dan dao

Hi-o dan dao, od-ar de.

*

Pendant qu'elle chantait, un bruissement résonna dans la baie qui bordait la grotte. Dans la lumière crépusculaire, elle aperçut une vieille phoque grise qui rampait sur le sable en direction de la grotte. Et cette phoque grise, qui était une vieille, très vieille selkie, se mit à chanter elle aussi. Et pendant que la vieille selkie chantait, en rejetant sa tête en arrière (car c'était la nouvelle lune et elle ne pouvait redevenir femme que lors de la pleine lune), une chose merveilleuse se produisit. Lentement, très lentement, la peau se reconstruisit sur les os des phoques mortes: toutes sauf la plus jeune et la plus petite.

Et, petit à petit, leurs squelettes reprirent leur forme de phoque, ils s'épaissirent encore et enfin, ils tremblèrent et se remirent à respirer. Enfin, quand ils en eurent la force, ils se retournèrent et se glissèrent dans leur peau, tous sauf le plus petit et le plus jeune. Et les dix phoques formèrent un cercle autour de leur petite sœur perdue, et relevant la tête, elles chantèrent une chanson d'adieu.

À la fin du chant, elles glissèrent sur leur ventre hors de la caverne et s'élancèrent dans l'océan, en faisant signe à leur sœur de les suivre.

L'Aïeule avait dit à la selkie qu'elle saurait quoi faire quand le temps serait venu, et voilà ce que lui dicta son cœur. Elle prit la peau restante et la pressa contre sa poitrine, respirant l'odeur légère de sa sœur disparue. La vieille phoque la salua puis, se tournant, elle suivit les jeunes phoques dans la mer.

Comme il aurait été simple de les suivre, à ce moment-là. Ses sœurs l'attendaient pour la ramener à la maison. Mais il lui restait encore une chose à faire, une chose qu'elle ne pouvait pas abandonner si facilement. Alors elle replia la peau de façon à pouvoir la glisser dans la ceinture de sa robe. Elle retrouva la curragh et se mit à ramer.

*

Elle attendit que son mari soit en mer pour retrouver Mara et, l'entraînant jusqu'à la plage, elle lui raconta tout ce qu'i lui semblait qu'elle devait savoir. Mara était encore jeune, mais elle avait une profondeur qui lui permettait de percevoir qu'il fallait qu'elle laisse partir sa mère. Elle pouvait voir le déchirement de la selkie, son envie de rester auprès d'elle et cet appel si fort, cet appel d'une part si importante de sa nature qu'elle ne pouvait pas, qu'elle ne devait pas, réfréner. Le besoin de trouver sa place, de trouver son élément, de rentrer chez elle.

Et c'est ainsi qu'arriva l'heure des adieux. Prenant le visage de sa fille dans ses mains, la selkie respira trois fois dans ses poumons. Puis, se tournant vers la mer, elle se mit à chanter une étrange chanson d'une voix haut perchée. Elle sortit la peau de sa sœur: plus neuve que la sienne, plus jeune, moins marquée par le poids du monde. Mais c'étaient ses os que la peau recouvrait désormais, et qui lui donnaient sa forme à présent. Les deux se fondirent, ancienne et nouvelle, et de cette fusion émergea une nouvelle forme. Avec un dernier regard pour sa fille, la selkie se glissa dans la mer et disparut sous les vagues.

*

Le père et la fille la pleurèrent longtemps. Mara descendait souvent à la plage dans l'espoir d'apercevoir sa mère, mais en vain. Et puis, à la date anniversaire de sa disparition, la patience de Mara fut récompensée.

Une phoque se tenait sur le rocher et quand elle s'approcha, elle retira sa peau et voilà que sa mère se tenait devant elle. Et pourtant, elle avait bien changé. Ses yeux et ses cheveux brillaient, et quelque chose dans sa posture fit comprendre à Mara qu'elle était enfin en paix, à sa juste place dans le monde.

Et ainsi, une fois par an, toujours à la pleine lune suivant le jour de sa disparition, la selkie revenait sur la plage pour voir sa fille et lui raconter des histoires.

Elle lui apprit la chanson qu'elle avait chantée dans la grotte: la chanson pour appeler sa famille selkie. Elle lui apprit la chanson qui pourrait un jour, si jamais elle en ressentait le besoin, lui permettre de choisir la mer. Elle lui apprit la chanson qui ramènerait son âme à la maison.

«La joie marine de la femme phoque», c'est ainsi que la selkie appela sa chanson, bien qu'elle ait été auparavant un chant funèbre. Car tous les deuils peuvent être transmutés en joies, si on a l'endurance pour les traverser, et le courage de se tenir droit face à l'Aïeule du Monde dans l'obscurité de sa grotte.

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Racontée par Sharon Blackie

 

Extrait du livre, Femme enracinée, femme qui s’élève.

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